Entretien avec deux co-auteurs du rapport de l’IGAS, Fabienne Bartoli et Mikaël Hautchamp

Partager cet article Linkedin Twitter Facebook Mail

Et si la performance d’équipe passait d’abord par le dialogue professionnel, c’est-à-dire par une discussion dans les équipes sur le travail et son amélioration ? C’est en tout cas ce que montrent de nombreuses études sur lesquelles s’appuie un récent rapport de l’IGAS, qui met en évidence les liens qui existent entre les pratiques managériales et les politiques sociales dans différents pays européens. Deux des co-auteurs de ce rapport, Fabienne Bartoli et Mikaël Hautchamp, reviennent avec nous sur leur travail et leurs conclusions.

La définition du « bon » management fait-elle consensus à travers l’Europe ?

Mikaël Hautchamp : Etonnamment, oui. Notre étude nous a permis de comparer la situation en Suède, en Allemagne, en Italie, en Irlande et bien sûr en France. Alors que nous nous attendions à trouver une diversité de points de vue sur le management, les grands principes de ce qu’est le bon management font en réalité consensus, dans les entreprises comme dans les travaux de recherche.

Il y a trois point clés. Le premier est celui de la participation, c’est-à-dire de la façon dont le salarié participe à la définition et à l’organisation du travail, de façon directe (dialogue professionnel) ou indirecte (dialogue social). Le deuxième point est l’autonomie, qui n’est pas un idéal en tant que tel car elle peut mener à de l’isolement, mais qui consiste plutôt à faire en sorte que les agents aient une marge de manœuvre suffisante, tout en restant accompagnés par les managers.

Enfin le troisième item est la reconnaissance vis-à-vis du salarié. Cela peut passer par des leviers financiers, par le cadre du contrat de travail, ou bien par le dialogue entre manager et équipe pour savoir reconnaître le travail accompli. Y compris lorsque les résultats ne sont pas au rendez-vous, avec une appréciation en termes d’efforts, dynamique de travail, etc.

D’autres principes sont également importants comme la décentralisation de la décision, qui est en lien fort avec l’autonomie, ou encore le faible nombre de niveaux hiérarchiques, ce qui facilite également l’autonomie et la participation des salariés.

Les différences culturelles qui peuvent exister, d’un pays à l’autre, sont-elles déterminantes ?

MH : La culture n’a pas une influence déterminante, pas plus que les cadres normatifs des pays : les principes de management les transcendent largement. Nous avons également remarqué que la culture d’un pays peut évoluer au fil des années. Si l’on perçoit aujourd’hui la Suède comme un pays modèle avec un niveau de bien-être au travail élevé, il n’en a pas toujours été ainsi. Dans les années 30, la conflictualité était très forte au travail et au niveau social.

Si cela a changé, c’est parce que les partenaires sociaux ont su faire évoluer le cadre existant. Les choses ne sont donc jamais figées, et c’est un point qui nous rend optimistes : si les acteurs se saisissent du sujet et/ou qu’il y a une forte demande sociale, les lignes peuvent bouger. Il n’y a pas de fatalité.

En fonction de quoi avez-vous choisi les pays que vous avez étudiés ?

Fabienne Bartoli : La Suède était pour nous une évidence car c’est un pays souvent cité en exemple en termes de modèle social. L’Allemagne également, car le pays est notre plus proche « cousin » en matière de protection sociale, même si le dialogue social y est beaucoup plus formel.

Concernant l’Italie, nous voulions inclure également un pays du sud de l’Europe pour diversifier notre échantillon. Enfin, nous avons opté comme dernier pays de comparaison pour l’Irlande, du fait des spécificités de son marché du travail et de la présence d’entreprises américaines du numérique (GAFAM), afin d’avoir un œil sur les pratiques managériales importées des Etats-Unis sur le vieux continent.

Quelles spécificités avez-vous observées dans ces différents pays ?

FB : Nous avons rencontré en Allemagne un DRH expérimenté ayant officié dans plusieurs grands groupes qui nous a expliqué que la pratique du dialogue social y est longue et précise, avec des processus qui prennent parfois des années, mais qui sont globalement moins conflictuels qu’en France. Chez nous, l’escalade jusqu’à la grève est souvent rapide… mais cela va également plus vite lorsque tout le monde s’est mis d’accord pour terminer un conflit.

En Italie, nous avons rencontré des partenaires sociaux, en particulier un syndicat assez puissant, qui mettaient en place des aides au coaching pour les cols blancs, avec de très bons résultats. Du côté de l’Irlande, le management est plus informel et l’on nous a beaucoup parlé du rendez-vous du vendredi soir au pub avec les équipes, qui est un incontournable pour beaucoup de managers afin d’avoir des retours terrain.

Comment la France se positionne-t-elle par rapport à ces pays en termes de qualité des pratiques managériales 

MH : Différentes études montrent que la France est plutôt en retrait par rapport à ses partenaires européens. Pour reprendre deux des grands principes que nous citions plus tôt, seuls 24 % des salariés français considèrent être autonomes contre en moyenne 28 % pour les autres pays étudiés et 34 % en Allemagne. De même, 56 % seulement des salariés français considèrent que leur travail est reconnu, alors que ce chiffre monte à 75 % en Allemagne ou au Royaume-Uni.

Or on sait, notamment via des études américaines et une étude, que la mission a réalisé à partir des données des entreprises françaises, que les bonnes pratiques de management sont corrélées positivement à la performance des entreprises, ainsi qu’à de meilleurs indicateurs de prévention et de santé au travail.

Précisément, quelles pratiques managériales contribuent d’après vous à améliorer la performance ?

MH : Nous avons étudié non pas le détail de chaque pratique, mais la façon dont l’environnement normatif du dialogue social et des relations professionnelles permet l’amélioration des pratiques managériales. A travers les comparaisons effectuées, nous proposons que certains points soient renforcés en France, notamment le dialogue professionnel.

A la différence de la façon dont les choses se passent en Suède ou en Allemagne, nous avons en France davantage la culture du dialogue social, et peu celle du dialogue professionnel (même si cela existe ponctuellement dans certaines entreprises). Là où le dialogue social porte essentiellement sur les conditions d’emploi, le dialogue professionnel porte sur l’organisation du travail lui-même et sur le geste professionnel, ce qui permet une amélioration du management.

Nous pensons par ailleurs que, tout comme le dialogue social, le dialogue professionnel nécessite une ingénierie d’organisation, d’outils et une régularité des rencontres.

FB : De bonnes initiatives existent déjà, notamment au sein de la Sécurité sociale, avec des managers qui rassemblent leurs agents techniques pour leur demander, eux qui font le geste de production tous les jours, quelles sont leurs idées pour que cela soit plus fluide et plus agréable pour tous. Cela débouche sur plus d’autonomie et de reconnaissance.

Une autre occasion pour avoir ce type de réflexion dans l’univers Sécu est par exemple liée à l’entraide entre caisses lorsqu’un organisme a trop de stock (dossiers, paiements, etc…). Il est alors possible collectivement, entre organismes de s’interroger sur les raisons (hors pic de charge) qui ont mené à ce trop-plein de stock, et réfléchir ensemble, avec les premiers concernés que sont les agents techniques, à l’amélioration des pratiques de l’ensemble du réseau.

Comment expliquer que la France, qui a beaucoup légiféré sur le droit du travail, paraisse finalement en retard sur les autres pays ?

MH : C’est en effet paradoxal. Si les lois Auroux ont posé un certain nombre de concepts fondateurs dès le début des années 1980, certains n’ont pas eu les effets escomptés, en particulier le droit d’expression. Celui-ci, qui était individuel au départ, a peut-être été vu par les syndicats comme un concurrent à la question du dialogue social et du coup peu utilisé.

Pour ne pas alourdir le cadre législatif, nous proposons justement dans notre rapport de transformer ce droit d’expression en un droit au dialogue professionnel, c’est-à-dire un droit à être engagé en tant que salarié dans un dispositif de dialogue professionnel organisé, à la manière du dialogue social. Par exemple pour se réunir autour des processus de travail, et voir ensemble ce qui fonctionne ou non.

Quel impact les critères de bon management ont-ils sur la performance économique des entreprises ?

FB : Bon management et performance économique sont très corrélés. Quand on croise les enquêtes sur les conditions de travail avec celles de l’Insee concernant la profitabilité, on voit clairement que les entreprises les plus profitables sont aussi celles qui appliquent le mieux les principes de bon management.

Des enquêtes américaines sont allées jusqu’à comparer des usines qui produisent exactement la même chose, mais dont l’une a un management plus participatif que l’autre. Les résultats sont sans appel : celle où le management est plus qualitatif a jusqu’à 20 % de productivité en plus. C’est une belle démonstration du fait que, si le dialogue professionnel peut être long et complexe à mettre en place, il porte ensuite ses fruits non seulement pour le bien-être des salariés mais aussi sur le plan des résultats économiques.

Dans votre rapport, on voit que certains pays valorisent le soutien apporté par le manager au salarié dans la réalisation de ses tâches. Quel est à votre avis, pour le manager, le bon niveau de connaissance technique du travail réalisé par son équipe ?

FB : L’objectif n’est pas que le manager puisse prendre la place de chacun de ses agents techniques, mais il doit comprendre et connaître ce que font ses équipes. En France pourtant, on a encore souvent tendance à confier un poste de management à quelqu’un davantage sur la foi de ses diplômes que sur sa capacité réelle à comprendre le travail de ses équipes, à les faire s’exprimer sur le sujet et à les rendre autonomes.

Je pense également que, pour exprimer de la reconnaissance à ses équipes, il faut être en mesure d’apprécier ce qu’elles font concrètement. C’est aussi la meilleure façon de comprendre quels sont leurs besoins en termes d’outils, et d’améliorer autant leur bien-être que leur productivité. D’une façon générale, plus on accumule d’échelons hiérarchiques, plus on éloigne le manager principal de cette connaissance du travail de terrain des équipes, et plus on perd en capacité d’écoute de leurs propositions.

Quels sont selon vous les leviers à actionner prioritairement du côté de la Sécu ?

FB :  Le management pourrait être davantage discuté dans les organisations, de sorte que des dialogues professionnels internes soient mis en place dans chaque caisse et que cela fasse partie des réflexes qui viennent spontanément à l’esprit des managers.

MH : De la même manière, il serait également souhaitable de porter ce sujet au niveau national interprofessionnel. Le point essentiel est que les partenaires sociaux s’en saisissent, et que l’on aboutisse à un accord national interprofessionnel sur le sujet du management dans les entreprises. C’est je pense un vecteur majeur ; or le contexte y est favorable, avec une forte demande sociale. Aux partenaires sociaux, à présent, d’enclencher cela !
 

Haut de page